Tétouan – Marseille : notes festivalières
Anaïs Farrine [1]

Festival International du Cinéma Méditerranéen (Tétouan, Maroc), 29 mars au 5 avril 2014.
Deuxièmes Rencontres Internationales des Cinémas Arabes (Marseille, France), 8 au 13 avril 2014.

Du 29 mars au 5 avril 2014, Tétouan accueillait la vingtième édition du Festival International du Cinéma Méditerranéen. Président du jury longs métrages, le réalisateur Mohamed Malas présentait Une échelle pour Damas en ouverture du festival. Quelques jours après avoir attribué le Grand Prix de la ville de Tétouan au film Bastardo du réalisateur tunisien Nejib Belkadhi, Mohamed Malas se rendait à Marseille, où son film était également montré à l'occasion des Deuxièmes Rencontres Internationales des Cinémas Arabes qui se sont déroulées du 8 au 13 avril.

 

Retour en films
Depuis plusieurs mois, le dernier film de cet important cinéaste – Les rêves de la ville (1983) et La nuit (1992) comptent parmi les plus remarquables films syriens – circule de festival en festival. À Marseille, le comité de sélection des Rencontres avait fait le choix de proposer une sorte de diptyque aux spectateurs. À Une échelle pour Damas, présenté « À la une », répondait The Immortal Sergeant, dans la section « Jeunes talents ». En mêlant à des images filmées avec une caméra vidéo, dans lesquelles il donne notamment la parole à diverses personnes présentes sur le tournage du film de Malas (dont il était assistant réalisateur), des images filmées avec un téléphone portable dans une caserne militaire, Ziad Kalthoum donne corps au hors-champ du film de son aîné.

La mise en regard des deux films permet, par ailleurs, d'interroger la manière dont les bouleversements politiques et technologiques récents ont pu modifier le rapport aux images des réalisateurs issus du monde arabe. La disponibilité de nouveaux outils et le rôle joué par de nouveaux moyens de diffusion faisaient partie des sujets évoqués au cours d'une table ronde portant sur les « frontières du cinéma » et présentée par Sofiane Hadjadj [2] lors des Rencontres. Un autre film sélectionné à Marseille et réalisé par un « autodidacte » donne une place importante aux images basse définition. Rags and Tatters suit les pas d'un personnage anonyme qui transporte un téléphone portable avec lequel ont été enregistrées des images de violences pendant la révolution égyptienne. Le réalisateur, Ahmad Abdalla, a lui-même participé, sur la place Tahrir, à la collecte de vidéos données ensuite aux télévisions ou mises en ligne [3] dans le but de « rendre les images à ceux qui les ont prises » (Barlet 2012, 309). Dans Rags and Tatters, le réalisateur prend acte de ce moment important dans l'histoire des images en mouvement en faisant des vues prises sur le vif l'un des enjeux narratifs et esthétiques de son film.

Un autre film inspiré par la dynamique des images postées sur les réseaux sociaux était programmé hors-compétition au festival de Tétouan. « Je crois avoir fait un film youtubien : il joue avec les codes de la téléréalité, du documentaire, de la théâtralité et avec ceux des vidéos spontanées mises en ligne, parfois très scotchantes ! », déclare le réalisateur marocain Hicham Lasri (Barlet 2014) [4]. Comme Rags and Tatters, C'est eux les chiens montre l'errance d'un personnage tout juste sorti de prison. Le film présente essentiellement les images, filmées caméra à l'épaule, que sont censés enregistrer des journalistes à la recherche d'un sujet spectaculaire. Par différence avec ce dispositif systématique, le film d'Ahmad Abdalla montre en quoi le cinéma, en faisant se succéder l'immersion et le regard à distance, l'urgence et la méditation, permet d'interroger le monde qui nous entoure. Après de longues séquences contemplatives, le film s'achève sur une nouvelle explosion de violence. Touché par une balle, le messager, qui a finalement remis les images du portable au journal Al-Masry Al-Youm, s'écroule. La caméra se désolidarise de son corps. Celui qui filme tente manifestement de fuir, mais la caméra tombe à son tour. Une question s'impose alors : qui prendra le relais et permettra aux images d'Ahmad Abdalla de rencontrer leur public, au cinéma ?

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Image 1: Rags and Tatters, Ahmad Abdalla (2013) | © Film Clinic, Mashroua

 

Aller en salle
Le problème de la sortie en salle se pose pour un certain nombre de films présentés lors des Rencontres. De ce point de vue, les films programmés en ouverture et en clôture du festival — respectivement: Girafada, de Rani Massalha et Omar, de Hany Abu-Assad — ne donnaient pas le ton. Ainsi que l'écrit Tahar Chikhaoui, directeur artistique des Rencontres qui sont organisées par l'association Aflam en partenariat avec la Villa Méditerranée et le MuCEM, permettre la découverte « de fortes singularités qui sont souvent peu visibles » compte parmi les principaux objectifs de cette manifestation [5].

De manière assez semblable, le festival créé par les Amis de Cinéma de Tétouan, s'est donné pour mission de « promouvoir un cinéma rarement diffusé sur les écrans nationaux ». Au premier trimestre de l'année 2014, le Centre Cinématographique Marocain (CCM) annonçait trente et une salles en activité dans le pays. Parmi celles-ci, certaines ont montré C'est eux les chiens, le film d'Hicham Lasri précédemment évoqué. Dans le cas des films nationaux, les festivals ne constituent pas un palliatif à l'absence d'exploitation des films en salles. En revanche, le box-office par nationalité publié par le CCM pour l'année 2013 indique clairement que les autres cinématographies arabes — à l'exception de l'Égypte — ne sont pratiquement pas distribuées au Maroc (CCM 2013, 29).

À ce constat, s'ajoute celui de la très faible visibilité en salles du cinéma documentaire, que rappelait Malika Chaghal (déléguée générale de la Cinémathèque de Tanger) au cours d'une table ronde consacrée aux « lieux alternatifs de diffusion des films » lors des Rencontres de Marseille. Les festivals, qui sont nombreux au Maroc, font donc partie des initiatives nécessaires pour permettre à certains films — A World Not Ours du réalisateur palestinien Mahdi Fleifel par exemple, qui avait déjà remporté le Grand prix du Festival international de film documentaire (FIDADOC) à Agadir en 2013, et a également obtenu le Grand Prix de la compétition documentaire au festival de Tétouan en 2014 — de circuler dans différentes villes du pays.

 

Montage et autres connexions
Deux films admirables programmés aux Rencontres n'ont à ce jour été projetés, en France, qu'à l'occasion de festivals ou dans des espaces alternatifs de diffusion. Les propositions cinématographiques de Chantier A et Révolution Zendj se font écho. Films hybrides qui interrogent l'histoire et l'identité en devenir des territoires qu'ils parcourent, ils témoignent d'autres enjeux communs aux sections « Jeunes talents » et « À la une ». Chantier A, nous dit un poétique synopsis du film de Tarek Sami, Karim Loualiche et Lucie Dèche, « c’est le voyage de Karim qui n’était pas rentré chez lui depuis 10 ans. Un retour en forme d’aller, pas simple. (…) Un paradoxe d’oiseau migrateur. » "Chez Karim", c’est en Kabylie. Le début du film, porté par un souci de retranscription d’émotions authentiques, montre les retrouvailles du personnage-réalisateur avec sa famille. Plus tard, Karim reprend la route, prend « la porte de derrière » (entendre : non plus celle de la Méditerranée, mais celle qui mène vers le sud de l’Algérie). Le rapport aux évènements filmés devient plus ambigu. Exemple : un enfant, pour fabriquer un jouet qui roule sur le sol, découpe les semelles des chaussures de son père, avant de se faire disputer par celui-ci. La coupe et le recul de la caméra laissent entrevoir le travail d'écriture des réalisateurs. Fondée sur une observation patiente et des rencontres réelles (le tournage a duré neuf mois et demi), cette écriture permet d'offrir une existence aux personnages et de favoriser l'imagination des spectateurs, sans perdre de vue l'ambition de proposer le portrait documentaire d'une Algérie plurielle. Au fil d'un parcours qui passe notamment par Tamanrasset, Timimoun et Alger, Chantier A — comme Inland (Tariq Teguia, 2008) — « esquisse la possibilité d’un espace commun à plusieurs vitesses » (Fredet 2010, 26).

Révolution Zendj, le nouveau film de Tariq Teguia se présente également à nous sous la forme d'un voyage. Battûta, journaliste algérien, est envoyé à Beyrouth pour faire un reportage sur les « déboires de la Nation arabe ». Son projet personnel est de rejoindre l'Irak, afin d'enquêter sur la révolte oubliée des Zendj (esclaves noirs qui, au IXème siècle, se soulevèrent contre le califat abbasside). Au Liban, il rencontre Nahla, qui a elle-même fait le trajet depuis la Grèce pour remettre des fonds aux Palestiniens de Chatila. Des néoconservateurs américains sont également présents à Beyrouth, qui attendent un transfert d'argent pour investir en Irak.

Révolution Zendj n'est pas une odyssée : si le film parcourt la Méditerranée à la recherche de fantômes, aucune nostalgie ne s'en dégage. C'est que, cherchant en fait à voir « comment cela devient », Teguia compose avec ce(ux) qui persiste(nt) au présent. Les trajectoires des personnages, d'une part, permettent de raccorder des luttes a priori disjointes : celles des jeunes émeutiers algériens, celles des étudiants grecs et celles des syndicalistes irakiens. D'autre part, le film trouve des formes qui donnent à penser la manière qu'ont les luttes du passé de traverser les corps d'aujourd'hui. Outre le choix du prénom Nahla — qui fait référence au film de Farouk Beloufa (1979) dont l'action se situe au début de la guerre civile libanaise —, on pense aux plans filmés en contre-jour dans lesquels l'individualité narrative des personnages, qui apparaissent comme des silhouettes, s'estompe au profit d'une histoire qui leur est commune. On songe aussi à la manière dont Tariq Teguia filme le corps de Ghassan Salhab — réalisateur dont les films sont travaillés de longue date par la question des revenants et personnage des plus fantomatiques de Révolution Zendj —, et fait le choix d'une mise en scène godardienne pour incarner les discours des Américains. Radical, singulier, le cinéma de Tariq Teguia croise les formes justes d'autres réalisateurs ou, du moins, offre au spectateur la liberté d'actualiser à son tour des articulations potentielles dans le temps et l'espace.

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Image 2: Révolution Zendj, Tariq Teguia | © Neffa films, Zendj

Conçues par cinq invités, les séances présentées dans la section « Un critique, deux regards » des Rencontres accomplissaient à leur manière ce geste fécond de montage entre plusieurs époques ou territoires. Si le chercheur et critique Ikbal Zalila s'est saisi de cette invitation pour explorer les « logiques de résistance » communes aux cinémas de Tariq Teguia et Ghassan Salhab, en mettant en regard La clôture (Haçla) (2004) et 1958 (2009), d'autres invités proposaient d'interroger des proximités entre des films dont les différences pourraient, a priori, sembler plus profondes. Luc Joulé, directeur artistique du festival Image de ville [6] proposait par exemple de mettre en résonance les regards portés sur la question de « l'habiter » par Randa Maddah (Light Horizon, Syrie, 2012), Zhenchen Liu (Under construction, Chine/France, 2007), Mona Lotfy (A walk in the gray sun, Égypte, 2012) et Peng Tao (Attente, Chine, 2008). Farouk Mardam-Bey [7], proposait quant à lui d'articuler un film réalisé en Tunisie en 2011 avec un film tourné en France en 1968, et d'interroger ainsi le commun de revendications distantes dans le temps et l'espace.

On pourrait regretter que les Rencontres ne programment pas davantage de films réalisés avant les années 2000 [8]. Si les manifestations consacrées, au moins en partie, aux cinémas arabes — qui se sont multipliées depuis les années 90 — oeuvrent en direction de la visibilité de films récents, le patrimoine cinématographique de cette région reste méconnu. Compte tenu des difficultés rencontrées par un film aussi indispensable que Révolution Zendj pour trouver un distributeur en France, on comprend aisément la volonté des festivals de valoriser la création contemporaine. Il est cependant nécessaire que les films des cinéastes des générations précédentes circulent davantage, afin notamment de permettre aux spectateurs d'envisager les gestes cinématographiques effectués par les réalisateurs contemporains à l'aune d'une histoire des formes dans laquelle leurs films s'inscrivent également.

[Aniki vol. 1, n.º 2 (2014): 415-421 | ISSN 2183-1750 | doi:10.14591/aniki.v1n2.89]

 

Bibliographie
Barlet, Olivier. 2012. « Le chemin devant nous est bien long. Entretien d'Olivier Barlet avec Ahmad Abdalla. » In Les cinémas du Maghreb et leurs publics. Africultures n.° 89-90, Patricia Caillé et Florence Martin (dir.), 304-311. Paris: L’Harmattan.
Barlet, Olivier. 2012. « Les nouvelles écritures du cinéma égyptien. Un débat avec Ibrahim El Batout et Ahmad Abdalla. » In Les cinémas du Maghreb et leurs publics. Africultures n.º 89-90, Patricia Caillé et Florence Martin (dir.), 322-329. Paris: L’Harmattan.
Barlet, Olivier. 2014. « Un film youtubien, entretien d’Olivier Barlet avec Hicham Lasri à propos de C’est eux les chiens. » Africultures, 5 février. http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=12057
Centre Cinématographique Marocain. « Bilan cinématographique année 2013 ». http://www.ccm.ma/inter/phactualite/Bilan2013.pdf
Centre Cinématographique Marocain. « Salles en activité. Premier trimestre année 2014 ». http://www.ccm.ma/inter/phactualite/salle2014.pdf
Fredet, Estelle. 2010. « Fuir ou rester. Rome plutôt que vous (2006), Inland (2008), Tariq Teguia. » Le peuple est là. Revue Vertigo n.°37, Catherine Ermakoff et Frédéric Majour (dir.), 20-26. Paris: Lignes-Vertigo.

 

[1] Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Institut de recherche sur le cinéma et l'audiovisuel (IRCAV), 75 231, Paris Cedex 05, France.

[2] Sofiane Hadjadj est auteur et co-fondateur des éditions Barzakh (Alger): http://www.editionsbarzakh.dz/

[3] Sur le site: http://www.thawramedia.com/

[4] Le réalisateur Ahmad Abdalla déclare quant à lui : « Je dirais qu'environ cent courts-métrages sont tournés tous les ans en Égypte par des amateurs, pas par ceux qui sortent de l'Institut du Cinéma du Caire, ou une autre école, non, juste des films indépendants dont la plupart sont disponibles en ligne sur YouTube ou Vimeo et je dirais que 30 à 40% sont extrêmement frais et que j'en apprends beaucoup » (Barlet 2012, 329).

[5] Dans la section « Jeunes talents », de nombreux courts-métrages étaient présentés dont nous ne pourrons rendre compte dans ces pages. C'est pourquoi nous invitons à lire les «nouvelles du front cinématographique» (107), signées Franz B.: http://www.libertaires93.org/article-des-nouvelles-du-front-cinematographique-107-rencontres-internationales-des-cinemas-arabes-deux-123357923.html

[6] L'association Image de ville (Aix-en-Provence) « développe un espace culturel et artistique dédié au cinéma sur l'architecture et l'espace urbain » : http://imagedeville.org/?event=0

[7] Farouk Mardam-Bey est auteur et directeur des éditions Sindbad/Actes Sud : http://www.actes-sud.fr/departement/sindbad

[8] Il convient toutefois de rappeler l'important travail mené par Aflam qui, de 2005 à 2011, a organisé des panoramas consacrés à la cinématographie de pays tels que la Tunisie, l’Algérie et l’Égypte, permettant ainsi de (re)découvrir des œuvres du patrimoine cinématographique ainsi que celles de réalisateurs contemporains. Pour plus d’informations sur les différentes manifestations organisées par cette association: http://www.aflam.fr/